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LA CHARTE

DES ARTS DE LIRE

Pont-Vieux de Lagrasse
© Serge Bonnery.

Lorsque le Marque-Page décide de lancer, aux côtés du Conseil départemental de l’Aude, le projet de création d’un Centre culturel de rencontres à l’abbaye publique de Lagrasse, il se dote d’une charte qui définit les contours du contenu intellectuel de la future structure. Le conseil d’administration charge alors plusieurs de ses membres de rédiger un texte fondateur : c’est la Charte Les Arts de lire qui a reçu l’approbation unanime de toutes les instances partenaires du projet et qui figure en annexe des statuts de l’établissement public de coopération culturelle (EPCC), gestionnaire du Centre culturel de rencontres.

Un CCR pour « les arts de lire »

Lagrasse, un lieu pour les arts de lire ?

Du monastère bénédictin qu’elle fut jusqu’à la Révolution française au festival littéraire qu’elle accueille depuis trente ans, l’abbaye de Lagrasse est un lieu où, depuis le huitième siècle, des textes sacrés et profanes, religieux, poétiques, philosophiques, historiques ou politiques sont lus – c’est-à-dire étudiés, recopiés, interprétés, appris par cœur, déclamés en public ou récités pour soi-même, traduits et retraduits, confrontés les uns aux autres ou mesurés aux enjeux du présent.

Habitées tantôt par une patience monacale et tantôt par une fièvre poétique, ces lectures furent tantôt minutieuses et tantôt rêveuses ; l’acte de lire s’inscrivit ainsi dans le cycle de la création et inspira à son tour d’autres écrits, jusqu’à changer la pierre en texte et à faire de l’abbaye elle-même un objet littéraire, puisque le Roman de Notre-Dame de Lagrasse constitue l’un des plus anciens documents de la prose d’oc médiévale.

S’il est des lieux dédiés aux livres dans leur matérialité et leur présence physique, l’abbaye de Lagrasse leur est consacrée d’une façon différente : elle n’est pas une bibliothèque, mais d’abord un espace dédié à tous les exercices qui, de la plume du copiste à la voix de l’auteur faisant entendre son texte pour la première fois, donnent aux livres vie et actualité, rassemblent autour d’eux lecteurs et auditeurs, font le lien du passé au présent. Paradoxalement, entre ces hauts murs, c’est un patrimoine impalpable qui se trouve abrité : il ne se mesure pas en kilomètres de volumes et de rayonnages, mais rassemble des siècles de pratiques multiples, réglées, savantes ou tâtonnantes – ce qu’il faudrait appeler les arts de lire, en double hommage aux « arts de faire » qu’évoquait Michel de Certeau et aux « arts de l’existence » étudiés par Michel Foucault.

Lire le Moyen-Age

Les arts de lire ne sauraient se cantonner au monde des textes. Ne dit-on pas, et avec de plus en plus d’insistance au fur et à mesure que croît le sentiment de se laisser submerger par les images, qu’il est urgent d’apprendre à les lire ?

Entre visibilité et lisibilité, l’ordre figuratif impose sa propre narrativité. On attribue généralement à l’époque médiévale la capacité d’appréhender les images par une herméneutique de la lecture : le Moyen Âge se lit à travers les images, parce que celles-ci sont devenues « la Bible des illettrés ». C’est donc en privilégiant l’étude des grands cycles narratifs produits par l’Eglise (chapiteaux, vitraux, peintures murales) que l’on imagine aujourd’hui le Moyen Âge.

Or, la découverte toute récente de programmes iconographiques issus du monde laïc complète notre perception de cette période et nous permet ainsi de relire, à nouveau frais, l’histoire des origines de notre culture visuelle.

Et c’est notamment à Lagrasse qu’eut lieu cette découverte !

Depuis 2012, plusieurs charpentes et de nombreux plafonds peints sont mis à jour dans des maisons privées, et avec eux, un décor profane totalement inédit. Peints aux closoirs des bâtisses, ces images figurent des blasons, des portraits et des symboles qui mettent en scène l’identité et le réseau social de leurs habitants (on a pu parler à ce sujet de « Facebook du Moyen Âge »). Mais certaines représentent des scènes plus élaborées, formant de véritables narrations pleines de vie, à la manière des bandes dessinées.

Cette intrusion des images dans l’espace domestique intrigue beaucoup les chercheurs. En 2008, une association internationale pour la Recherche sur les charpentes et plafonds peints médiévaux (RCPPM) coordonne ces travaux historiques à travers publications savantes, rencontres, séminaires et mises en place de base de données — avec le soutien actif du CNRS, mais aussi la DRAC et les Archives départementales de l’Aude. Elle a toujours eu à cœur de travailler à la transmission de ses savoirs nouveaux à des publics élargis : organisation de visites, ateliers dans les écoles, initiatives diverses de vulgarisation. En 2015, la RCPPM avait porté un projet scientifique et culturel de plus grande ampleur, prévoyant le développement muséographique de la Maison du patrimoine de Lagrasse en « Maison des images ».

Car s’il existe des plafonds peints ailleurs en pays audois (à Narbonne, Capestang, Trèbes, Limoux notamment), c’est à Lagrasse que se trouvent les plus anciens (fin XIIIe siècle pour certains), les mieux conservés et les plus remarquables. Ils constituent une opportunité extraordinaire pour lire et relier le Moyen Âge, d’une rive à l’autre de l’Orbieu, de l’abbaye au village. En saisissant du même regard les chapiteaux du maître de Cabestany dans le musée lapidaire de l’abbaye et les plafonds peints des maisons du village, c’est comme si cet heureux voisinage donnait au tableau des couleurs plus vives. Le Moyen Âge que l’on y découvre est plus surprenant, plus truculent, plus joyeux également. Il offre la possibilité d’un parcours de visite plus nerveux où l’art de lire est mobilisé d’une manière inattendue.

Un lieu dédié aux pratiques de lecture

Pourquoi rassembler sous cette notion d’”arts de lire”, des exercices aussi différents que la copie médiévale, l’étude des textes philosophiques, la création poétique, la lecture publique ou le débat entre écrivains ? La langue française y invite, qui use du même verbe “interpréter” pour désigner la pratique de l’acteur et celle de l’exégète. Reste que nous sommes plutôt habitués à séparer, d’un côté, l’examen du sens (le commentaire didactique, ou la méditation personnelle des textes), de l’autre côté la mise en voix, l’ensemble des performances littéraires, théâtrales ou poétiques où l’écriture, convertie en parole, passe de l’œil à l’oreille. Or, entre la lecture en quête des significations et celle qui s’adresse au public, entre la lecture à voix basse et la lecture à voix haute la frontière a récemment perdu de son évidence.

Dans le champ des pratiques littéraires, d’abord : si, voici quelques décennies et à l’époque de la “mort de l’auteur”, la littérature pouvait être décrite comme le jeu d’une écriture entièrement coupée de la scène de la parole, l’horizon contemporain est au contraire marqué par une multiplication de pratiques qui entourent le livre, le réinscrivent dans l’espace des échanges et exigent des auteurs qu’ils portent leurs textes.

Comme le note le chercheur Jérôme Meizoz, “Aujourd’hui, publier n’est pas seulement imprimer, mais faire exister un texte sous d’autres formes : lectures, performances, mises en scène ou encore entretiens. (…) Dans les modes de diffusion de la littérature, une mutation a cours. L’auteur ne se contente plus d’écrire un texte que l’éditeur transforme en livre indépendant de sa personne” (“Extensions du domaine de la littérature”, AOC.media, 18/03/18). A cette présence de l’auteur, fait écho le lien renouvelé entre les textes et les voix qui les portent, lien dont témoigne par exemple le succès récent mais de plus en plus marqué du livre audio dans l’espace francophone, ou la généralisation de l’écoute en ligne permettant, désormais, de « podcaster » l’Iliade ou les Cours au Collège de France.

Une proximité nouvelle s’indique donc entre lire, dire et partager, liée à une série de facteurs : aux transformations des pratiques culturelles, aux stratégies de promotion et de diffusion de l’écrit, à l’extension des pratiques performatives dans le champ de l’art contemporain, à la transition numérique.

Faut-il y voir un dévoiement, ou l’effet d’une logique people où la notoriété de l’écrivain prendrait le pas sur la valeur de son texte ? En réalité, note J.Meizoz, “la littérature est tellement associée à l’imprimé que nous avons presque oublié la transmission vocale, la performance physique et vocale de l’aède, du rhapsode, du troubadour ou du chansonnier”. Or, ce rappel trouve des échos singuliers dans les Corbières, où s’entrecroisent différentes lignes historiques dont Lagrasse est l’un des carrefours : échos anciens de l’art des troubadours qui, en Occitanie, ne renouvelèrent pas seulement la poésie occidentale mais furent, en même temps, compositeurs et parfois interprètes, et chez qui l’écriture savante ne se séparait pas de la composition de mélodies faites pour être chantées.

Souvenirs des savants juifs installés à Narbonne, où fleurirent les études talmudiques et où cet art de lire qu’est la Kabbale naquit au XIIe siècle. Mémoire, au croisement de ces deux lignées, animée par l’ambition d’unir la parole littéraire au sérieux de l’étude, du Banquet du livre et des générations où tant d’auteurs furent conviés, ces trente dernières années.

Cette profondeur historique n’est pas seulement un patrimoine, que l’Abbaye de Lagrasse a vocation à faire découvrir ; elle est tout autant une ressource pour interroger, documenter et enrichir les pratiques contemporaines. En d’autres termes, face à la multiplication actuelle des festivals et des rencontres littéraires, à la diversité des formes et des lieux où des textes sont donnés à entendre, il serait précieux de disposer d’un lieu où ces tendances soient réfléchies, explorées et interrogées.

La nécessité est d’autant plus urgente que la révolution numérique fait proliférer l’écrit, immerge les livres dans un ensemble plus vaste de signes et de supports entre lesquels les lecteurs circulent, disséminant les pratiques de lecture entre pages et écrans : que devient, alors l’acte de lire, quelles prudences et quels savoir-faire déployer dans ce contexte nouveau, comment en bref (ré)apprendre à lire ? Face à ces enjeux, l’Abbaye de Lagrasse dispose, par la richesse de son histoire comme par la vitalité de sa programmation culturelle, des atouts nécessaires à devenir, pour les arts de lire, à la fois un conservatoire et un laboratoire, faisant communiquer les formes les plus anciennes et les plus récentes, les plus ouvertes et les plus exigeantes de l’acte de lecture.

Il faudrait ajouter ceci : la lecture a besoin d’un lieu. De même que la dématérialisation des œuvres musicales a, paradoxalement, investi d’une signification et d’une intensité nouvelles, l’expérience du concert, de même la dissémination des formes de l’écrit n’est pas étrangère à l’intérêt redoublé que, ces dernières années, le public porte aux rencontres littéraires, aux débats d’idées, à la présence des auteurs à leurs œuvres et aux échanges avec d’autres lecteurs. Si l’apparition du livre avait libéré la lecture de la contrainte du lieu, l’a constituée en exercice solitaire, la révolution numérique confère une nécessité neuve aux espaces où la fréquentation des textes peut être concrètement partagée.

A ce titre, l’accueil que Lagrasse peut faire aux arts de lire est inséparable de la nature du lieu que constitue l’abbaye, du fait de son histoire et de son ancrage dans le territoire, et que l’on pourrait caractériser de quatre manières :

  • Comme un lieu de patience (depuis la patience proverbiale des bénédictins !), ou la lecture se lie au temps, s’organise en rendez-vous saisonniers, communique avec son histoire ;
  • Comme un lieu d’expériences où se transmettent et s’inventent les formes de la lecture de demain ;
  • Comme un lieu de confrontation, où les disciplines et les genres se croisent et s’affrontent aux enjeux du présent ;
  • Comme un lieu de circulation accueillant aux mondes, aux voix et aux textes d’aujourd’hui

Texte conçu par Mathieu Potte-Bonneville et Patrick Boucheron